Chapitre 9
Une bouffée d’air putride monta aux narines de l’inquisitrice tandis qu’elle suivait Nadine sur l’échelle. Obligée de tenir le cadre à deux mains pour se stabiliser, elle sentait la flamme de sa torche lui roussir la joue.
Mais pour une fois, elle apprécia l’odeur de la poix, tellement préférable à la puanteur de la fosse.
Au pied de l’échelle, la lueur des torches éclairait déjà les murs de pierre nue et la silhouette plantée au centre de la pièce.
Kahlan arriva au fond au moment où Cara plaçait sa torche dans un support mural. L’Inquisitrice fit de même, sur la paroi d’en face.
Pétrifiée, Nadine fixait l’homme couvert de sang debout devant elle. Kahlan la contourna pour venir se camper près de Cara.
Le front plissé, la Mord-Sith étudiait Marlin.
La tête posée sur la poitrine, les yeux fermés, la respiration lente et régulière…
— Il dort…, murmura Cara.
— Quoi ? souffla Kahlan. Debout, comme ça ? C’est impossible !
— Je… hum… je ne comprends pas… Les nouveaux prisonniers ont toujours droit à ce traitement, parfois pendant une semaine. Sans personne à qui parler, et rien à faire, sinon penser à ce qui les attend, ils perdent vite toute envie de résister. Nous les vidons de leur flamme, en quelque sorte. Une torture très insidieuse… Certains implorent qu’on les batte ou qu’on les écorche vifs, plutôt que de les laisser ainsi.
Et Marlin qui ronflait paisiblement !
— Il arrive souvent qu’ils s’endorment, comme lui ? demanda Kahlan.
— Quelques-uns piquent du nez, mais ils se réveillent vite ! Dès qu’ils s’éloignent d’un pouce du crachat, ou de tout autre repère, la douleur frappe à travers le lien magique. Même si nous sommes très loin du sujet… Je n’ai jamais entendu parler d’un prisonnier capable de dormir debout !
Kahlan leva les yeux et regarda en haut de l’échelle, où on apercevait le sommet du crâne de quelques soldats. Aucun n’avait eu le cran de se pencher pour regarder au fond de cette fosse où se tapissait la magie.
— C’est un sort, dit Nadine en tendant le cou entre les épaules des deux autres femmes. De la sorcellerie…
Foudroyée du regard par une Inquisitrice et une Mord-Sith, elle recula sans demander son reste.
Plus par curiosité que pour le réveiller, Cara tapota l’épaule de Marlin. Puis elle lui enfonça un index dans la poitrine et l’estomac.
— Plus dur que du marbre ! Tous ses muscles sont tétanisés.
— C’est pour ça qu’il peut rester debout. Un truc de sorcier, peut-être…
L’air peu convaincu, Cara plia le poignet et saisit son Agiel au vol. Comme toujours, la souffrance que cela lui valait ne s’afficha pas sur son visage.
— Inutile de recourir à ce moyen, dit Kahlan. Le réveiller suffira. Et n’utilise pas ton contrôle mental pour le faire souffrir, sauf si c’est absolument nécessaire. En fait, attends que je te l’ordonne.
La Mord-Sith ne cacha pas son mécontentement.
— Pour moi, le torturer est déjà indispensable. Et je refuse d’hésiter quand…
— Cara, il y a un gouffre entre la prudence et l’hésitation. Depuis le début, tout ce qui concerne Marlin est très étrange. Avançons pas à pas. Puisque tu le contrôles, inutile de nous précipiter. Car tu l’as en ton pouvoir, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que oui ! Puisque vous insistez, j’utiliserai la manière douce, pour une fois…
Cara se pencha, glissa le bras gauche autour du cou de Marlin, lui releva la tête et l’embrassa doucement sur la bouche.
Kahlan sentit qu’elle s’empourprait. Denna réveillait parfois Richard ainsi, avant de le torturer plus durement que d’habitude.
La Mord-Sith s’écarta du prisonnier, qui ouvrit instantanément les yeux.
Kahlan y vit de nouveau l’indéfinissable sagesse – ou rouerie – qui la terrorisait tant. Mais cette fois, il y avait plus : le regard d’un homme qui n’a jamais connu la peur.
Comme pour défier les trois femmes, Marlin s’étira avec la grâce d’un félin ravi à la perspective d’une bonne journée de chasse.
— Eh bien, eh bien, fit-il avec un rictus obscène, mes deux petites chéries sont de retour ? Et elles m’ont amené une autre catin ?
Sa voix, naguère presque adolescente, était désormais grave et râpeuse, comme si elle sortait d’une poitrine deux fois plus large et musclée que la sienne. Sûre de sa puissance et de son autorité, elle exprimait une tranquille certitude d’invincibilité. Et une malveillance sans bornes…
Kahlan prit Cara par un bras et la fit reculer d’un pas avec elle.
Même si Marlin n’avait pas bougé, le félin pouvait bondir à tout instant
— Cara, dis-moi que tu le contrôles ! souffla Kahlan, en tendant un bras derrière elle pour pousser Nadine. Tu le domines, n’est-ce pas ?
— Quoi ? fit la Mord-Sith, surprise comme si on l’arrachait à une transe.
Elle frappa sans crier gare, son gant renforcé de fer percutant à la volée la joue de Marlin. Sa tête bougea à peine. Pourtant, un coup pareil aurait dû l’envoyer valser dans les airs.
— Bien essayé, ma chérie, ironisa le prisonnier. Mais ton lien avec Marlin est désormais sous mon emprise.
Cara plaqua son Agiel sur le ventre de l’homme. Il se convulsa et battit des bras…
… Sans cesser de sourire, le regard toujours aussi dominateur.
La Mord-Sith recula de deux pas.
— Que se passe-t-il ? demanda Nadine. Je croyais qu’il ne pouvait rien faire ?
— Sortez d’ici, souffla Cara à Kahlan. Vite ! Je le retiendrai ! Une fois dehors, verrouillez la porte !
— On veut me quitter ? demanda Marlin de sa voix grave et râpeuse. Si vite ? Avant d’avoir eu une petite conversation ? Au fait, merci pour vos bavardages, devant moi. Très instructifs, vraiment… À présent, j’en sais long sur les Mord-Sith. Et sur d’autres choses…
— De quoi parlez-vous ? cria Kahlan.
— De votre amour poignant pour Richard Rahl, chacune à sa façon. Et de sa maîtrise incomplète du don… Me révéler son point faible était vraiment courtois, même si je m’en doutais un peu. Je soupçonnais aussi qu’il reconnaîtrait un autre détenteur du don, mais une petite confirmation ne fait jamais de mal. D’ailleurs, la Mère inquisitrice aussi a vu que quelque chose clochait dans le regard de Marlin.
— Qui êtes-vous ? demanda Kahlan en poussant Nadine vers l’échelle.
« Marlin » éclata d’un rire de gorge.
— Rien de plus que votre pire cauchemar, mes petites chéries !
— Jagang ? s’écria Kahlan. Est-ce possible ? L’empereur en personne ?
Le rire du faux Marlin se répercuta contre les murs de pierre de l’oubliette.
— Damnation, je suis fait ! Oui, je l’avoue, celui qui marche dans les rêves se tient en face de vous. Pour vous rendre une petite visite, j’ai emprunté le corps de ce pauvre crétin.
Cara abattit son Agiel. Un bras raide comme celui d’un pantin se leva et dévia le coup.
La Mord-Sith ne renonça pas. Elle visa les reins du prisonnier, résolue à le faire tomber. Inébranlable, il tendit une main, saisit au vol la natte blonde de la femme et l’envoya bouler contre un mur comme une poupée de chiffon.
Sonnée, du sang dans les cheveux, Cara s’écroula et ne bougea plus.
— Dehors ! cria Kahlan à Nadine. Par l’échelle, vite !
Puis elle avança vers Marlin/Jagang – ou qui que ce fût d’autre. Il fallait en finir…
Avec son pouvoir !
Hurlant de terreur, Nadine passa devant l’Inquisitrice, incapable de s’arrêter comme si elle glissait sur de la glace.
Le prisonnier attendit qu’elle soit à sa portée et la saisit à la gorge d’une seule main.
Kahlan s’immobilisa.
— Excellente réaction, approuva Jagang. Un pas de plus et je lui broie la trachée artère.
L’Inquisitrice recula d’un pas. La pression se relâchant, Nadine parvint à aspirer un peu d’air.
— Sacrifier une vie pour sauver des multitudes d’innocents ? Vous croyez que la Mère Inquisitrice reculera devant ce choix ?
À ces mots, l’amie d’enfance de Richard se débattit comme une tigresse. En vain, bien entendu.
De toute façon, elle était fichue. Si Jagang ne l’étranglait pas, il ne la lâcherait pas avant que le pouvoir le touche, et son esprit disparaîtrait avec celui de l’empereur.
— Je sais que tu as des tripes, ma petite chérie ! Mais tu ne veux pas savoir d’abord ce que je fais ici ? Et ce que je prépare à ton cher amour, le grand seigneur Rahl ?
Kahlan tourna la tête et leva les yeux vers le puits d’accès.
— Sergent Collins, fermez la porte ! Et verrouillez-la !
Le sous-officier obéit instantanément. Avec un bruit métallique, le battant de fer occulta la lumière qui filtrait du couloir.
À la chiche lueur des torches, Kahlan se plaça face à Marlin. Sans le quitter des yeux, elle commença à faire lentement le tour de la pièce.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Quel genre de créature ?
— Une délicate question philosophique, très chère ! Saurai-je répondre en des termes qui te soient accessibles ? Bon, essayons toujours… Ceux qui marchent dans les rêves, comme moi, peuvent se glisser dans les minuscules interstices de temps qui séparent deux pensées. Un lieu où la personne – son essence même – n’existe pas. Ainsi, nous pouvons envahir l’esprit d’un sujet. Devant vous se dresse Marlin, un de mes chiots domestiques. Moi, je suis une puce nichée dans ses poils, et il m’a permis de m’introduire ici. Bref, c’est un hôte que j’utilise pour certaines… missions.
Nadine se débattit de nouveau, contraignant Jagang à lui serrer plus fort le cou. Kahlan lui fit signe de se calmer. Si elle insistait, il finirait par l’étrangler.
Enfin consciente que sa vie en dépendait, la guérisseuse cessa de s’agiter et fut autorisée à aspirer quelques bouffées d’air.
— Votre hôte sera bientôt un cadavre…, lâcha Kahlan.
— Marlin est sacrifiable. Grâce à lui, les dégâts sont déjà faits, et c’est tout ce qui compte.
D’un bref coup d’œil sur le côté, Kahlan évalua la distance qui la séparait encore de Cara, toujours étendue sur le ventre.
— Quels dégâts ? demanda-t-elle.
— Marlin vous a abattus, Richard Rahl et toi. N’est-il pas un serviteur obligeant ? Bien sûr, il vous reste encore à subir le sort que j’ai imaginé pour vous, mais il a accompli sa mission. Et j’ai eu le privilège d’assister à son triomphe !
— De quoi parlez-vous ? Et qu’êtes-vous venu faire en Aydindril ?
— Prendre un peu de bon temps, très chère, ricana Jagang. Hier, j’ai même assisté à une partie de Ja’La. Tu y étais aussi, avec ton maudit Richard Rahl. De quel droit a-t-il remplacé le broc ? Ce nouveau modèle n’est plus dangereux du tout… Un jeu de fillettes, voilà ce qu’il a fait de mon spectacle favori ! Le broc doit être lourd, sinon, ce n’est plus drôle ! Et les vrais joueurs, ceux qui meurent d’envie de gagner, sont des brutes sans cervelle qui crèvent parfois pour de bon sur le terrain. Tu sais ce que veut dire le mot « Ja’La », ma petite chérie ?
Occupée à recenser les possibilités qui s’offraient à elle – et à définir sa liste de priorités – Kahlan secoua distraitement la tête.
L’urgence incontournable était d’utiliser son pouvoir pour empêcher Marlin et son « locataire » de sortir de l’oubliette. Mais d’abord, elle devait en apprendre plus sur le plan de l’empereur. Sinon, elle n’aurait aucun moyen de le saboter…
Ayant déjà échoué une fois, elle se jura que ça ne se reproduirait pas.
— Le nom complet est Ja’La dh Jin. Dans ma langue natale, cela signifie : « Le Jeu de la Vie ». J’abomine la façon dont Richard Rahl l’a corrompu.
— Si j’ai bien compris, fit Kahlan, qui avait presque atteint Cara, vous avez envahi l’esprit d’un homme pour venir voir jouer une bande de gamins ? J’aurais cru que l’empereur Jagang, futur maître du monde, avait mieux à faire…
— Mais c’était le cas, très chère, et tu ignores à quel point ! (Le sourire de Jagang s’élargit.) Vous m’avez cru mort, n’est-ce pas ? Eh bien, sachez, Richard et toi, que votre tentative d’assassinat, au Palais des Prophètes, fut un lamentable échec. En fait, je n’y étais même pas, trop occupé à me régaler des charmes d’une jeune femme délicieuse. Une de mes nouvelles esclaves, si tu veux le savoir…
— Bref, vous êtes en pleine forme, ironisa Kahlan. Pour nous l’apprendre, il aurait suffi d’envoyer une lettre ou un messager. Jagang, vous êtes ici pour une autre raison. Et je sais qu’une Sœur de l’Obscurité accompagnait Marlin…
— Amelia avait une petite mission à remplir… Incidemment, elle n’est plus une Sœur de l’Obscurité. Pour m’aider à tuer Richard Rahl, elle a trahi son serment de fidélité au Gardien.
Du bout du pied, Kahlan tenta de réveiller Cara.
— Pourquoi n’avez-vous rien dit de tout ça lors du précédent interrogatoire ? Ça semble vous amuser tellement…
— J’ai préféré attendre qu’Amelia revienne avec ce que je l’avais envoyée chercher. Je ne suis pas du genre à prendre des risques, très chère. Enfin, plus du genre…
— Et qu’a-t-elle volé en Aydindril pour vous plaire ?
— En Aydindril ? Tu n’y es pas du tout, ma petite chérie… Elle a fait un petit tour dans la Forteresse du Sorcier !
— Et son serment au Gardien, pourquoi l’a-t-elle renié ? demanda Kahlan en s’agenouillant près de la Mord-Sith. Cette nouvelle ne me brise pas le cœur, mais au nom de quoi aurait-elle fait ça ?
— Parce que je l’ai piégée dans un étau… En clair, je lui ai offert un choix truqué : rejoindre tout de suite son maître et subir son courroux jusqu’à la fin des temps – pour avoir échoué face à ton cher Richard –, ou le trahir et lui échapper pendant un temps, au risque de l’enrager encore plus quand elle arrivera dans le royaume des morts…
» Cela dit, ma petite chérie, tu devrais en avoir le cœur brisé, parce que la décision qu’elle a prise signe l’arrêt de mort de Richard Rahl.
— Une menace en l’air…, lâcha Kahlan, bien qu’elle en fût de moins en moins sûre.
— Je n’en lance jamais, répondit Jagang. D’après toi, pourquoi me suis-je donné tant de mal ? Pour être là à l’heure de ma victoire, et vous faire savoir que je vous ai écrasés. Si vous pensiez être victime d’un coup du sort, ça me gâcherai la moitié du plaisir…
Kahlan se leva d’un bond et avança vers le prisonnier.
— Dis-moi tout, ordure ! Qu’as-tu fait ?
Marlin leva sa main libre, un index tendu. Au même instant, Nadine eut un râle terrifiant.
— Retiens-toi, Mère Inquisitrice, ou tu n’auras jamais l’occasion d’entendre la suite. (Kahlan recula et la proie de l’empereur fut de nouveau autorisée à respirer.) Gentille fille…
» En détruisant le Palais des Prophètes, Richard Rahl a cru me priver des connaissances qu’il contenait. L’imbécile ! Comme s’il n’y avait pas ailleurs des livres de prophéties ! La Forteresse du Sorcier, ici même, en est pleine ! Et je ne te parle même pas de l’Ancien Monde, où il suffit, quand on cherche un Prophète, de tirer un coup de pied dans une poubelle ! J’ai trouvé un gisement de textes de ce genre en fouillant les ruines d’une cité jadis florissante – à l’époque de l’Antique Guerre, pour être précis…
» Dans le lot, j’ai découvert un écrit qui condamne irrémédiablement Richard Rahl. Il appartient à une catégorie très rare : les prophéties à Fourche-Étau ! Tu vois le tableau ? Une prédiction à deux branches qui se referment sur leur proie comme les mâchoires d’un piège à loups !
» Sache que j’ai invoqué cette prophétie !
Aussi content de lui qu’ait paru l’empereur – par Marlin interposé – Kahlan n’aurait su dire de quoi il parlait.
Elle s’accroupit et souleva la tête de Cara, qui la foudroya du regard et murmura :
— Je vais bien, espèce d’idiote ! Lâchez-moi… Quand vous aurez vos réponses, faites-moi signe et j’utiliserai le lien magique pour le tuer.
Kahlan obéit à la Mord-Sith, se releva, et recula lentement vers l’échelle.
— Tu t’enivres de vaines paroles, Jagang !
L’Inquisitrice recula plus vite, comme si elle était terrifiée d’avoir constaté la mort de sa compagne. Battre en retraite vers l’échelle était une feinte, car elle n’avait aucune intention de fuir. Nadine ou pas Nadine, elle allait toucher Marlin avec son pouvoir !
— Je ne connais rien aux prophéties, dit-elle, et ton discours est incohérent !
— Serais-tu moins intelligente qu’on le dit ? Si tu as besoin d’un dessin, le voilà ! Si Richard ne tente pas d’éteindre l’incendie que j’ai allumé pour vous abattre, il brûlera vif, réalisant ainsi une des branches de la prophétie. S’il se bat la deuxième branche deviendra son avenir, et il disparaîtra aussi. Sur celle-là, il est détruit, dois-je préciser…
» Tu comprends, maintenant ? Il ne peut pas gagner, quoi qu’il fasse ! Bien entendu, un seul des deux événements peut advenir. Richard Rahl déterminera lequel, mais il sera vaincu dans tous les cas.
— Tu délires, empereur ! Il ne choisira rien du tout…
— Grossière erreur, Mère Inquisitrice ! Par l’intermédiaire de Marlin, j’ai invoqué la prophétie. Quand c’est fait il est impossible d’échapper à l’étau. Mais berce-toi d’illusions, si ça t’amuse. La chute n’en sera que plus dure !
— Je ne te crois pas, dit Kahlan en s’immobilisant.
— Tu changeras d’avis, fais-moi confiance !
— Des fanfaronnades ! Quelle preuve peux-tu avancer ?
— La lune rouge l’apportera…
— Là, tu sombres dans le ridicule ! Il n’existe pas de lune rouge, et tu es un menteur !
Sa peur balayée par la colère, l’inquisitrice pointa un index sur son adversaire.
— À présent, écoute ma menace, Jagang, et sache qu’elle n’est pas vaine ! À Ebinissia, devant les cadavres de femmes et d’enfants innocents, j’ai juré de détruire l’Ordre Impérial. Et ta prophétie ne m’empêchera pas de réussir !
Toutes les provocations seraient bonnes pour forcer Jagang à révéler la double prédiction. Ainsi, ils pourraient la neutraliser…
— Voilà ma prophétie, Jagang ! Contrairement à la tienne – une minable mystification – je la prononce à haute voix !
— Une mystification ? ricana Marlin. Regarde bien, Mère Inquisitrice, et tu ravaleras tes insinuations !
La main libre de Marlin se leva et un éclair jaillit dans la geôle obscure. Kahlan se baissa pour l’éviter. Craignant que le bruit ne lui fasse exploser les tympans, elle se plaqua les mains sur les oreilles tandis que des éclats de pierre volaient dans les airs.
Un de ces projectiles lui ouvrit le bras gauche et un autre s’enfonça dans son épaule. Aussitôt, du sang ruissela sur la manche de sa robe.
Au-dessus de sa tête, l’éclair s’attaquait à la muraille, y gravant des lettres qu’elle ne parvenait pas à distinguer clairement avec cette lumière aveuglante. Puis le phénomène cessa, et laissa dans son sillage l’odeur de la poussière et de la fumée.
Des points blancs dansant devant les yeux, l’Inquisitrice attendit que les échos du vacarme meurent sous son crâne.
— Voilà ce que tu demandais, ma petite chérie…
Kahlan se redressa et tenta de déchiffrer la phrase gravée sur le mur.
— Encore un de tes trucs, Jagang ? Ça ne veut rien dire, mon pauvre ami…
— C’est du haut d’haran, femme ignorante ! Si on en croit les archives, lors de l’Antique Guerre, nous avons capturé un sorcier doublé d’un Prophète. Comme il était fidèle à la Maison Rahl, mes ancêtres ne purent pas s’infiltrer dans son esprit. Mais ils le torturèrent, et ceux qui marchent dans les rêves sont des maîtres en la matière !
» Dans son délire, la moitié des boyaux arrachée, il leur livra cette prophétie. Demande donc à Richard Rahl de la traduire ! (Jagang se pencha vers Kahlan, un rictus sur les lèvres.) Cela dit, je doute qu’il veuille te révéler sa teneur…
Rayonnant l’empereur posa un baiser sur la joue de Nadine.
— Ce voyage m’a beaucoup plu, mais il est temps que Marlin s’en aille. Dommage pour vous que le Sourcier n’ait pas été là avec son épée. Lui aurait pu abattre ma marionnette…
— Cara ! cria Kahlan en avançant vers le prisonnier.
Mentalement, elle implora la pauvre Nadine de lui pardonner ce qu’elle allait lui infliger. Malgré tous ses défauts, elle n’avait pas mérité ça.
La Mord-Sith se releva d’un bon.
Avec une force inhumaine, Jagang projeta Nadine dans les airs. Hurlant de terreur, elle percuta de plein fouet Kahlan, qui bascula en arrière, le souffle coupé.
La vision brouillée, elle ne sentait plus son corps. L’impact lui avait-il brisé la colonne vertébrale ? Par bonheur, le phénomène ne dura pas. La douleur revenant en même temps que le reste de ses sensations, elle haleta et lutta pour se dégager de Nadine.
De l’autre côté de la pièce, Cara tomba à genoux, se protégea le visage avec les bras et hurla à la mort.
Marlin sauta sur l’échelle et la gravit en s’aidant des bras et des jambes, comme un chat qui escalade un tronc d’arbre.
Alors qu’il riait à gorge déployée, toutes les torches s’éteignirent.
Cara continua à crier, comme si on la démembrait lentement.
Enfin libérée de Nadine. Kahlan rampa vers l’échelle en gémissant. À présent, sa manche était imbibée de sang…
Quand elle tendit un bras vers le premier barreau, la douleur, dans son épaule, lui arracha un cri rauque. L’éclat de pierre lui déchirait les chairs comme une lame.
De l’autre main, elle l’arracha, les dents serrées. Aussitôt, un geyser de sang jaillit de la plaie.
L’Inquisitrice se releva quand même, puis entreprit de gravir l’échelle. Il fallait arrêter Marlin, et personne d’autre ne pouvait le faire. En l’absence de Richard, n’était-elle pas la magie chargée de combattre la magie pour protéger les fidèles du Sourcier ?
Son bras blessé affaibli et tremblant, elle faillit lâcher le cadre de l’échelle.
— Vite ! cria Nadine, derrière elle. Il va s’enfuir !
Au fond de l’oubliette, les cris de Cara, qui augmentaient d’intensité. vrillaient les nerfs de Kahlan.
Un jour, elle avait brièvement expérimenté la douleur que générait un Agiel. Condamnées à souffrir chaque fois qu’elles refermaient la main sur leur arme, les Mord-Sith ne tressaillaient même pas. Un effet de leur formation, qui les conditionnait à ignorer la torture qu’elles s’infligeaient…
Pour que Cara hurle ainsi, que devait-elle endurer ? Quoi que ce fût, cela la tuerait, il n’y avait pas l’ombre d’un doute…
Kahlan glissa sur un barreau et son épaule blessée heurta celui du dessous. Résolue à rattraper Jagang, elle ramena violemment sa jambe vers le haut s’aperçut trop tard quelle frottait contre le montant de l’échelle, et jura quand elle sentit le fer rouillé entailler la chair de son mollet.
Elle continua, atteignit par miracle l’ouverture circulaire du puits, en sortit, dérapa sur une bouillie de viscères et de sang et tomba à quatre pattes sur les dalles rougies.
Le sergent Collins était mort, le torse ouvert de la gorge jusqu’à l’aine. Une dizaine de ses hommes agonisaient sur le sol, et d’autres ne bougeaient déjà plus. Des épées et des haches étaient enfoncées dans le mur de pierre, aussi facilement traversé que du bols tendre.
Un sorcier avait massacré ces hommes, mais pas sans en payer le prix. Un avant-bras gisait sur les dalles, coupé net au niveau du coude. À la couleur du moignon de manche, Inquisitrice comprit que c’était le tribut acquitté par Marlin pour recouvrer sa liberté.
Les doigts de la main s’ouvraient et se fermaient avec une tranquille régularité…
Kahlan aida Nadine à sortir du puits. Blanche comme un linge, elle ne s’évanouit pas et ne beugla pas comme une possédée en découvrant le charnier.
Un point pour elle !
Dans la partie droite du couloir, au-delà de la porte défoncée, des soldats accouraient les armes à la main. Sans hésiter, l’Inquisitrice tourna à gauche.
Ajoutant un deuxième point à son crédit, Nadine lui emboîta le pas. Au fond de l’oubliette, Cara continuait à crier comme si on l’écorchait vive.